Une entreprise canadienne menace de ne pas attendre une autorisation internationale pour aller chercher des nodules au fond de l’océan.
Ces gros galets sont riches en cobalt, nickel, cuivre et manganèse, des métaux stratégiques pour les batteries de voitures électriques, par exemple.
Un code minier est en cours de discussion depuis plusieurs années au sein de l’Autorité internationale des fonds marins, alors que plusieurs États, dont la France, demandent un moratoire en raison des risques pour l’environnement.
Au beau milieu de l’océan Pacifique, la zone de Clarion-Clipperton, surnommée CCZ, est une mer de convoitise. La raison ? Les nodules qui reposent par plus de 3.000 mètres de fond. Ces gros galets sont riches en cobalt, nickel, cuivre et manganèse, des métaux stratégiques pour répondre à l’électrification croissante du monde, pour faire par exemple des batteries de voitures électriques. Selon des estimations, la CCZ abrite 21 milliards de tonnes de nodules. Alors, depuis des années, des États et des entreprises la convoitent. Dont The Metal Company (TMC), une entreprise canadienne pionnière dans la prospection minière sous-marine.
“Nous sommes prêts“, a déclaré le 28 mars son PDG, Gerard Barron. Prêt à quoi ? À contourner l’Autorité internationale des fonds marins (AIFM), qui a juridiction des sur les fonds marins des eaux internationales. Cet organisme autonome, créé par la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (Unclos, signée en 1994), travaille depuis dix ans à l’élaboration d’un “code minier” censé établit les règles d’exploitation minière dans les eaux internationales.
Les États-Unis ne sont pas membres de l’Autorité internationale des fonds marins
Trop long, selon TMC, qui est en discussion avec l’administration américaine pour obtenir un permis d’exploitation. Est-ce vraiment possible ?
- Les États-Unis ont bel et bien signé l’accord de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer mais n’ont jamais ratifié le texte.
- Ils ne sont donc formellement pas membres de l’Autorité internationale des fonds marins.
- “Le régime qui s’applique pour les pays qui ne sont pas parties à l’AIFM, est celui qui existait avant, précise l’avocate spécialiste du droit maritime internationale, Virginie Tassin Campanella. Et ce régime, c’est le régime de liberté.”
- De fait, une législation prise par le président Carter en 1980, le “Deep Seabed Hard Mineral Resources Act”, permet d’accorder des licences d’exploitation.
“Avec la nouvelle administration américaine, il y a des raisons d’être inquiet”
“Avec la nouvelle administration américaine, il y a des raisons d’être inquiet”
Sabine Roux de Bézieux, présidente de la Fondation de la Mer
“Selon cette loi, le premier qui arrive peut se servir, résume Sabine Roux de Bézieux, la présidente de la Fondation de la Mer. Et étant donné la nouvelle administration américaine, il y a des raisons d’être inquiet.”
D’ailleurs, selon TMC, l’administration Trump est réceptive à cette demande. “Il manquait un appétit politique aux États-Unis pour en tirer partie [de cette législation, ndlr], et c’est le changement principal de cette nouvelle administration“, a ainsi commenté son directeur financier, Craig Shesky.
Des dégâts “irréversibles” sur l’environnement
Concrètement, c’est la filiale américaine de TMC qui soumettrait ses demandes de contrats à l’Agence américaine d’observation océanique et atmosphérique (NOAA), une structure ciblée par des suppressions de budget et des licenciements depuis l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche. Celle-ci a confirmé avoir été consultée par TMC sur le processus de demande de licence. Et l’agence a rappelé que ce processus prévoit une “analyse minutieuse de l’impact environnemental, des consultations internationales et l’opportunité de commentaires du public“.
Car c’est là le sujet : pour récupérer les nodules par 3.000 mètres de fond, un véhicule sous-marin monté sur des chenilles racle le plancher océanique et envoie les nodules vers un navire à la surface, par un tuyau géant. Une exploration susceptible de créer des dégâts irréversibles sur l’environnement marin.
Une trentaine d’États pour un moratoire
Des scientifiques britanniques ont ainsi établi qu’un test en 1979 avec une machine qui avait raclé le fond marin pour en retirer les nodules avait laissé des traces si profondes qu’elles étaient toujours visibles en 2023, 44 ans après cette activité. Les effets de l’extraction durent probablement “de nombreuses décennies au moins” et un plein retour de la vie est peut-être “impossible“, avaient-ils alerté dans leur étude.
C’est la raison pour laquelle une trentaine d’États, dont la France, demandent un moratoire sur cette activité. “Il ne doit pas y avoir d’action concernant l’océan qui ne soit éclairée par la science“, a redit Emmanuel Macron lors d’un sommet SOS Océans organisé à Paris fin mars. “Un moratoire est plus que jamais essentiel pour pouvoir collecter davantage de données sur les grands fonds marins avant que l’irréparable ne soit commis, abonde Sabine Roux de Bézieux. Les scientifiques sont unanimes pour souligner les conséquences d’une exploitation minière des grands fonds marins pourraient être irréversibles. Il est primordial que TMC respecte le temps de la science.”
La petite île de Nauru “prête à tout”
TMC, elle, a déjà débuté des travaux d’exploration, et non d’exploitation. Et pour cause, l’AIFM octroie des permis d’exploration à des entreprises parrainées par des États. C’est la petite île de Nauru qui a sponsorisé l’entreprise canadienne.
Pourquoi ? “Dans les années 1970, l’extraction de phosphate sur l’île lui a permis de s’enrichir, raconte Olivier Poivre d’Arvor, envoyé spécial de la France pour la conférence des Nations unies sur les océans (Unoc) qui se tiendra en juin à Nice. À cette époque, son produit intérieur brut par habitant était l’un des plus élevés au monde. Mais cette exploitation massive a entraîné l’épuisement des ressources minières dans les années 1990 et le pays a sombré économiquement. Nauru cherche depuis, par tous les moyens, à retrouver les fastes d’avant, quitte à replonger dans les affres de l’extraction intensive.”
Un demi-milliard de dollars déjà investis par TMC
TMC a donc obtenu des contrats d’exploration (et non d’exploitation) et investi, selon elle, “plus d’un demi-milliard de dollars” en dix ans. Lors de tests réalisés en 2022, sa filiale NORI (Nauru Ocean Resources Inc.) a ainsi remonté plus de 3.000 tonnes de nodules. Selon ses calculs, basés sur la consommation actuelle aux États-Unis, TMC assure qu’elle pourrait fournir un milliard de tonnes de nodules, soit “456 années de manganèse, 165 ans de cobalt, 81 ans de nickel et 4 ans de cuivre“.
“Nous avons montré que nous pouvons ramasser des nodules au fond de la mer, les remonter à la surface et les transformer sur terre en des produits raffinés, avec des impacts environnementaux minimaux et une dépense limitée en capital“, assure son PDG, Gerard Barron, sans détails plus précis.
Un permis d’exploitation illégal ?
Si les États-Unis accédaient à cette demande, cette autorisation serait-elle légale ? “Toute action unilatérale constituerait une violation du droit international et saperait les principaux fondamentaux du multilatéralisme“, a ainsi commenté la secrétaire générale de l’AIFM, Leticia Carvalho. La ministre française de la Transition écologique Agnès Pannier-Runacher a, elle, évoqué un acte de “piraterie environnementale“, “en dehors de tout cadre juridique“.
“En réalité, il ne serait pas illégal que les États-Unis délivrent un permis, analyse Virginie Tassin Campanella, puisque la loi américaine de 1980 relève de la liberté de la haute mer. Mais cela pourrait devenir illégal si ces activités créent des dommages à l’environnement et mette en danger l’ordre juridique des océans. Car si les États-Unis n’ont pas ratifié la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, ils l’ont tout de même signée, et ce faisant, ils ont des obligations juridiques, dont la protection de l’environnement.”
Dès lors, l’octroi d’un permis pourrait-il être attaqué par des tiers ? Complexe, car les États-Unis n’ayant pas ratifié la Convention, cela ne pourrait pas passer par le système classique via la Cour internationale de justice et le tribunal international du droit de la mer à Hambourg. Il faudrait aussi qu’une personne ayant un intérêt à agir prouve un lien de causalité entre l’activité et les dommages, et pas le seul octroi de la licence.
À l’origine, TMC envisageait de déposer sa demande de permis d’exploitation auprès de l’AIFM le 27 juin prochain. La procédure enclenchée par l’île de Nauru lui permettait de le faire, même en l’absence de code minier, sans garantie de résultat.
Selon les associations et les experts, la démarche de TMC auprès de l’administration américaine vise surtout à faire pression sur l’AIFM pour qu’un code minier soit adopté, alors que les négociations achoppent depuis dix ans. Ce sujet sera abordé à l’UNOC à Nice puis de nouveau négocié cet été. Mais la procédure est complexe, de même que le mode de fonctionnement de l’AIFM, qui tire une partie de ses revenus des permis d’exploration octroyés.
“Tout est possible, mais je vois mal l’administration américaine autoriser dans son coin cette exploitation, commente Sabine Roux de Bézieux. Ce serait vraiment considéré comme une déclaration de guerre.” La crainte ? Que l’AIFM, sous pression, accélère ces discussions sur le Code minier et accède aux demandes de ceux qui veulent lancer au plus vite l’exploitation des grands fonds marins.