À chaque rationnel sa propre rationalité. Les sciences et la compréhension du monde sont toujours intriquées dans un système de croyances, a minima sociales ou plus largement religieuses. L’histoire le démontre, et le numérique, grand enfant de la société moderne, n’échappe pas à ses errements et ses parties irréductibles. C’est sur cet aspect que l’USI (Unexpected Sources of Inspiration), la journée de conférences annuelle organisée par Octo Technology, a planché le 2 juin dernier. Créé en 2008, à destination des décideurs, l’événement tente d’apporter une lumière de sciences humaines dans les réflexions économiques actuelles. Après « L’entreprise à l’épreuve des limites du monde » en 2023, « La technologie dans l’exercice de la souveraineté » en 2024, l’USI a réuni cette année 450 personnes sur le sujet de « La part incalculable du numérique ».
Retour des croyances
À l’heure où tout devient mesurable, on observe un grand retour des croyances religieuses ou occultes, comme le démontrait une étude de l’Ifop en 2023. Ainsi, si 4 % des Français croyaient aux fantômes en 1982, ils sont 24 % en 2023… Alors comment trouver le juste équilibre entre le rationnel et ses limites et « intégrer le mystère, les émotions et l’inconnu dans nos organisations », indiquait l’USI ? Car l’imaginaire et la science dansent toujours ensemble. Ainsi Fleur Hopkins Loféron, historienne des arts, spécialiste des imaginaires scientifiques, a présenté en ouverture, de nombreux chefs-d’œuvre méconnus du merveilleux-scientifique, ce courant littéraire créé et défendu par Maurice Renard, au début du XXe siècle, et qui se distingue de la science-fiction par sa capacité à, non pas inventer un nouveau monde, mais à décaler notre œil en n’y changeant qu’une seule règle scientifique, souvent écrit et vanté par de profonds scientifiques défenseurs de la rationalité. Une conférence qui montre à quel point il est important de voir d’où vient la construction actuelle de « notre rationnel ».
Plus proche du thème, encore, Cyrille Imbert, philosophe épistémologue, qui s’interroge sur « le calcul de l’incalculable », en détaillant la problématique des nombres aléatoires. Dans la plupart des objets numériques, les programmes nécessitent de se baser sur des nombres aléatoires, comme pour la cryptographie, par exemple. Sans rentrer dans les détails techniques, il démontre que rien n’est plus complexe que de « fabriquer » de l’aléatoire et cela peut créer des erreurs en chaîne considérables. D’où l’importance de comprendre les origines physiques de nos modèles numériques, et les choix humains qui s’imposent face aux éléments immaîtrisables d’un système.
Autre thème important de la journée : les émotions. Samah Karaki, neuroscientifique, et Aurélie Jeantet, sociologue, sont venues questionner la « rationalisation » des émotions, un phénomène qui a pignon sur rue dans la publicité sur le numérique, où leur mesure et leur classement deviennent le Graal de l’efficacité publicitaire. Pourtant, la définition d’une « émotion » reste floue, et sujette à de nombreuses interprétations sociales et historiques, comme le rappelle Aurélie Jeantet, qui pointe justement l’erreur de vouloir rationaliser les émotions pour tenter de « réaffectiver » le monde du travail. La journée a été conclue par, Albert Moukheiber, docteur en neurosciences et psychologue, et Garry Kasparov, le champion du monde d’échecs.