Une chambre de bonne, presque monacale où personne n’a le droit d’entrer, loin d’Internet et du tumulte de la vie, c’est là que Tatiana de Rosnay écrit et dissèque méticuleusement la psychologie de ses personnages. Avec un nom illustre et une famille digne d’un roman, cette écrivaine franco-anglaise, ancienne journaliste, a su se faire un prénom à 45 ans en devenant l’une des autrices les plus lues et traduites dans le monde. Inspirée par Oliver Twist de Charles Dickens, l’enfant timide livre son premier roman dans le secret d’une autre chambre, celle d’une petite fille de 10 ans.
La lecture et l’écriture comme refuges, la jeune Tatiana ne se sent pas à sa place dans une famille très « melting pot » qui va marquer la société pendant plusieurs décennies : un père omniscient, scientifique de renom d’origine russe, une mère anglaise, fille d’un ancien secrétaire général de l’ONU, un oncle photographe, pionnier des sports de glisse et aventurier célèbre disparu en mer de Chine en 1984. « J’ai longtemps été dans l’ombre d’une famille très médiatique, il a fallu que je m’en affranchisse. »
L’adolescente complexée part faire ses études dans l’Angleterre des années 1980. Cheveux hirsutes, clous aux oreilles, la jeune Tatiana version no future déteste son corps et souffre d’anorexie-boulimie. « Les troubles du comportement alimentaire sont des maladies qui restent encore sous silence, j’ai mis vingt ans à m’en sortir et vingt ans de plus, à en parler. »
Quand elle rencontre l’homme de sa vie Nicolas, père de ses deux enfants, Louis et Charlotte, l’écrivaine rêve de reconnaissance. Mais il aura fallu attendre 2007 et 8 romans passés quasi inaperçus pour que son talent soit révélé aux yeux du monde. L’histoire d’une petite fille juive dans Elle s’appelait Sarah, longtemps restée au fond d’un tiroir, sera vendue à plus de 11 millions d’exemplaires dans 42 pays. « J’étais convaincue que je n’arriverais jamais, vingt ans après les gens continuent de me parler de Sarah. »
On vous accuse soit de ressembler à une bimbo botoxée, soit de ne pas prendre soin de vous et de vous laisser aller !
Dès lors la romancière enchaîne les best-sellers, dans lesquels on retrouve son goût pour les secrets de famille et l’intimité des lieux, points d’ancrage de la mémoire. Aujourd’hui elle écrit dans « une chambre à elle », si chère à Virginia Woolf, qu’elle admire, mais confie qu’être une femme écrivaine demande beaucoup d’abnégation. « J’étais une jeune mère de famille avec des difficultés financières, il fallait écrire sur un coin de table de la cuisine avant que les enfants ne se réveillent », se souvient-elle avant d’ajouter : « Il ne faut pas croire que parce que vous portez un nom à rallonge et que vous avez une tête de BCBG tout va bien ! » plaisante-t‑elle.
Inspirée par les grands noms féminins de la littérature anglo-saxonne, elle salue le talent de son modèle Daphné du Maurier, à qui elle consacre un livre en 2015, d’Agatha Christie ou encore de Margaret Atwood, qui a permis aux femmes de s’imposer dans cet univers. La mère déterminée est aussi une écrivaine concernée qui ne cache pas ses convictions, notamment sur les réseaux sociaux. Soutien du mariage pour tous, elle milite longtemps pour l’association Le Refuge et n’hésite pas à dénoncer le regard, parfois cruel, porté sur les parents d’enfants homosexuels.
« Le coming out de mon fils a été une grande preuve de confiance, j’étais très fière de lui. » À 63 ans, la plus anglaise des écrivaines françaises veut aussi en découdre avec les diktats imposés aux femmes. Avec sa chevelure d’un blanc assumé, la romancière fut l’une des premières à imposer cette liberté. « Dans les années 2000, nous étions bien seules avec Annie Lemoine et Élisabeth Quin », plaisante-t‑elle.
Revendiquant une sorte de « silver power », elle s’indigne contre les injonctions d’une société qui critique à la fois celles qui ont recours à la chirurgie esthétique et celles qui s’y opposent. « On vous accuse soit de ressembler à une bimbo botoxée, soit de ne pas prendre soin de vous et de vous laisser aller ! », ironise-t‑elle. La sexagénaire a pourtant choisi son camp, elle préfère apprivoiser ce visage qui change en arborant un large sourire en guise de lifting. « J’ai passé tellement d’années à détester mon corps qu’il était temps de l’assumer. »
Après bientôt vingt ans de publications à succès, la romancière aux millions d’exemplaires vendus attend avec impatience la sortie de Dalloway, l’adaptation de son livre Les Fleurs de l’ombre au cinéma, un film de Yann Gozlan sélectionné hors compétition cette année au Festival de Cannes.