(Agence Ecofin) – Alors que les très petites entreprises ou les entreprises dites du « secteur informel » représentent une part importante de la création de valeur ajoutée et des emplois dans les économiques d’Afrique subsaharienne, elles peinent à accéder à des financements, pour diverses raisons. FinAfrique une société de conseil panafricaine spécialisée dans les secteurs de la banque, de la finance et de l’assurance travaille à concevoir des solutions à ce dilème. Fabrice Kom Tchuente et Ronan Tchiebeb respectivement directeur exécutif et expert-actionnaire de FinAfrique Partners nous expliquent leur solution innovante : les Inclusive Bonds.
Agence Ecofin : Qui sont les très petites entreprises (TPE) et les acteurs du secteur informel en Afrique subsaharienne aujourd’hui ?
Ronan Tchiebeb : En Afrique sub-saharienne, les TPE représentent une part significative de l’économie et jouent un rôle plus que crucial dans la création d’emplois et la production de services. Pour vous donner quelques chiffres, elles comptent pour près de 90% des emplois de la région, contre 53% en Amérique latine et 68% en Asie pacifique. En termes de contribution au PIB, elles pèsent pour plus de 50% en Afrique sub-saharienne, contre 30% en Amérique latine et 18% pour les pays dits en transition.
« Elles comptent pour près de 90% des emplois de la région, contre 53% en Amérique latine et 68% en Asie pacifique »
En termes de composition, ce sont des entités plus ou moins formalisées, avec à leur effectif 1 à 10 salariés (plus ou moins déclarés), parfois regroupées au sein d’une cellule familiale ou communautaire, et centrées autour du gérant, qui est souvent un des parents (dans le cas d’une entreprise familiale). Ces entités sont très prépondérantes en zones rurales, où elles servent souvent de relais pour des entreprises de plus grande taille.
« En termes de contribution au PIB, elles pèsent pour plus de 50% en Afrique sub-saharienne, contre 30% en Amérique latine et 18% pour les pays dits en transition. »
Du fait de leur agilité et de leur simplicité organisationnelle, on les retrouve dans différents secteurs d’activité, allant du commerce de détail, de l’artisanat, aux activités agricoles. Elles ont aussi la flexibilité nécessaire pour faire évoluer leurs business models dans le temps ou même se repositionner sur différents secteurs au gré de l’offre et/ou de la demande, ce qui leur confère une large palette de compétences au cours de leurs vies.
Agence Ecofin : Quelles sont les principales solutions de financement, formelles et informelles, disponibles pour les TPE et le secteur informel en Afrique ?
Ronan Tchiebeb : Les entreprises africaines de l’univers des TPE et du secteur informel ont structurellement un faible accès aux sources de financement traditionnelles – dites formelles. Cela s’explique notamment par des exigences quasi prohibitives, comme les garanties demandées par les banques ainsi que des procédures de financement qui sont parfois complexes et longues. L’absence de suivi comptable rend également opaque la gestion financière de ces entités, ce qui les exclut en conséquence de l’accompagnement potentiel des institutions financières. D’autres raisons comme le manque d’actifs à valoriser ou l’incapacité de ces acteurs à produire des business plans, ne facilitent pas non plus la prise de risque de la part des financiers.
A l’opposé, les entreprises de cet univers ont su se tourner vers des voies alternatives comme l’épargne communautaire, dont la forme la plus populaire est la tontine.
« Les entreprises de cet univers ont su se tourner vers des voies alternatives comme l’épargne communautaire, dont la forme la plus populaire est la tontine. »
Au Cameroun par exemple, selon des données du Ministère des Finances, plus d’un actif sur deux préfère les tontines aux banques traditionnelles. C’est le même son de cloche au Togo où les tontines représentaient environs 50% des flux du système financier en 2016, lequel était évalué à près de 300 M. USD selon l’Association Professionnelle des Institutions de Microfinances.
On retrouve également d’autres pratiques très locales et très ancestrales comme des groupes de travail rémunéré. A l’exemple l’Adashe au Niger, un système basé sur des paiements entre membres d’une communauté, qui peuvent se faire en nature ou en espèces en contrepartie de travaux agricoles ou domestiques réalisés.
La principale difficulté vient de la faible capacité de ces solutions alternatives à mobiliser des volumes de capitaux importants, car déconnectés du circuit financier mondial. L’aspect très local et parfois très spécifique de ces voies alternatives ne permet pas non plus de les déployer à grand échelle.
Agence Ecofin : Quels sont les manquements d’une analyse orthodoxe du profil de risque des TPE et du secteur informel ?
Ronan Tchiebeb : La pratique de la finance comme celle de tout autre secteur d’activité en Afrique repose fortement sur une composante culturelle, laquelle est associée à un système de valeurs, comme la confiance, l’intégrité et la solidarité. Ces derniers se retrouvent notamment au cœur des systèmes d’épargne collective comme la tontine ou de systèmes d’entraide comme l’Adashe. Ils sont aussi le fruit d’une rencontre entre ingénierie sociale et la mutualisation des ressources financières et humaines.
L’enjeu pour les institutions financières semble être d’arriver à mettre en place des modèles d’analyse du couple risque-opportunité, qui intègrent d’une part les critères « classiques » de valorisation, l’analyse comptable, l’étude de projets, tout en tenant compte des réalités locales et des différents contextes d’autre part. En d’autres termes, en Afrique c’est aux instruments financiers de s’aligner et servir les systèmes sociaux et non aux systèmes sociaux de s’adapter aux techniques financières.
« En d’autres termes, en Afrique, c’est aux instruments financiers de s’aligner et servir les systèmes sociaux et non aux systèmes sociaux de s’adapter aux techniques financières. »
Cet exercice de liaison, de coexistence entre une approche analytique classique (financière) et une approche qui intègre des aspects sociaux et culturels, est notamment en cours de réalisation au sein d’un Groupe de Travail mis en place par FinAfrique Partners dans le cadre du Projet de lancement d’Inclusive Bonds.
Agence Ecofin : Comment FinAfrique est-elle parvenue à concevoir une solution innovante reliant le secteur informel aux marchés de capitaux, un domaine hautement codifié, structuré et réglementé ?
Fabrice Kom Tchuente : En préambule, nous dirons que l’idée de ce concept est née d’un constat assez factuel. Chaque africain, riche ou pauvre, doit sa survie au secteur informel.
« En préambule, nous dirons que l’idée de ce concept est née d’un constat assez factuel. Chaque africain, riche ou pauvre, doit sa survie au secteur informel. »
D’après un rapport du Fonds Monétaire International, le secteur informel représenterait plus de 50% du Produit Intérieur Brut dans la plupart des pays d’Afrique Subsaharienne. Et par ailleurs, selon l’Organisation Internationale du Travail, ce même secteur représenterait 85% des emplois sur le continent africain. Il devient donc paradoxal que ce secteur, qui est le plus emblématique de notre secteur privé, soit en matière de financement, « le Grand oublié » de notre économie.
Ainsi, l’objectif était de trouver un moyen de financement formel et alternatif qui puisse orienter des financements importants et dans de bonnes conditions, vers le secteur informel.
D’où l’idée qui nous est parvenue en pleine période de confinement, en mai 2020, de rédiger une Tribune, décrivant un concept permettant de financer des activités informelles via un mécanisme obligataire garanti par 3 parties-prenantes : l’Etat (20%), les Fonds de Garantie internationaux (50%) et les 30% restants incombant aux bénéficiaires finaux (artisans et commerçants de l’informel).
« D’où l’idée d’un mécanisme obligataire garanti par 3 parties-prenantes : l’Etat (20%), les Fonds de Garantie internationaux (50%) et les 30% restants incombant aux bénéficiaires finaux (artisans et commerçants de l’informel). »
C’est donc assez naturellement qu’un Groupe de Travail s’est mis en place avec, autour de la table, les administrations publiques (Ministères des Finances, du Commerce et des PME) du Cameroun et de la Côte d’Ivoire et l’appui Institutionnel, technique et financier du CRDI (Centre de Recherches pour le Développement International), du PNUD et de l’UNECA.
Le concept a pu être pleinement structuré grâce à l’implication sans relâche de ce Groupe de Travail depuis 4 ans et qui regorge de toutes les composantes de l’écosystème du financement et de l’accompagnement du secteur informel : L’Etat, les Fonds de Garanties Nationaux et Internationaux, les Institutions de Financement et de Développement Internationales, les Institutions de Financement Inclusif (Banques de PME et Microfinances), des Agences de Développement, …
« L’une des principales préoccupations étant de s’assurer d’un taux de sortie raisonnable pour les bénéficiaires finaux. »
A chaque grande étape, le Projet a été présenté auprès des Régulateurs du Marché Financier d’Afrique centrale (COSUMAF) et d’Afrique de l’Ouest (AMF-UMOA). Ces derniers, par la voix de leurs Présidents respectifs se sont toujours montrés très ouverts et constructifs face à ce nouveau mécanisme tout en émettant des recommandations visant garantir à la fois la sécurité des épargnants et le confort des bénéficiaires (de l’informel). L’une des principales préoccupations étant de s’assurer d’un taux de sortie raisonnable pour les bénéficiaires finaux.
Agence Ecofin : Quelle valeur ajoutée ou innovation le projet Inclusive Bonds apporte-t-il par rapport à d’autres solutions existantes, comme l’accompagnement terrain des institutions de microfinance ?
Fabrice Kom Tchuente : La particularité de ce mécanisme se situe notamment à 2 niveaux. D’une part, dans le processus de sélection des bénéficiaires, qui est réalisée par l’intermédiaire de groupements (Coopératives, GIEC, GIC, Incubateurs, Associations Professionnelles, …) qui sont présélectionnées suivant des critères d’éthique des dirigeants, et de gouvernance opérationnelle et financière. Les groupements retenus, recommandent des bénéficiaires au sein de leurs membres. Ce sont ainsi ces mêmes groupements qui interviendront ensuite dans le suivi des remboursements et du recouvrement en mettant la pression à leurs éventuels membres retardataires.
« Les groupements retenus, recommandent des bénéficiaires au sein de leurs membres. Ce sont ainsi ces mêmes groupements qui interviendront ensuite dans le suivi des remboursements et du recouvrement en mettant la pression à leurs éventuels membres retardataires. »
Les flux financiers iront directement de l’émetteur (Institution de Microfinance) vers les bénéficiaires finaux. Cependant, les groupements perçoivent une commission pour leur rôle d’intermédiaire. Ils perçoivent en réalité une première moitié au moment du lancement de l’opération et la seconde moitié ne leur sera versée qu’à la condition qu’il n’y ait aucun défaut de paiement auprès des membres qu’ils auront recommandés.
La seconde particularité de ce mécanisme réside dans le mode de structuration, qui permet d’apporter un financement complémentaire aux microfinances (IMF) désignées pour jouer le rôle d’émetteur à des taux d’intérêt très abordables. Ainsi, par ricochet, les acteurs de l’informel se voient octroyés des prêts sur des taux de sortie 2 fois moins élevés que ceux qui leur sont habituellement proposés par les IMF. Par ailleurs, ces prêts sont étalés sur des durées de 12 à 24 mois afin de laisser le temps aux bénéficiaires de réaliser leurs investissements avant d’effectuer la totalité de leurs remboursements.
« La taille prévue sera de 10 milliards de FCFA pour chaque pays, avec ACEP comme émetteur pour le Cameroun et Credit Access et Witti Finances comme émetteurs pour la Côte d’Ivoire. »
En termes de caractéristiques, la taille prévue sera de 10 milliards de FCFA pour chaque pays, avec ACEP comme émetteur pour le Cameroun et Credit Access et Witti Finances comme émetteurs pour la Côte d’Ivoire.
Les secteurs ciblés sont le commerce transfrontalier et la transformation artisanale. Comme Fonds de Garantie associé à ces opérations, nous avons le FAGACE, le Fonds de Solidarité Africain et l’African Guarantee Fund. Les 2 émissions obligataires seront réalisées par Appel Public à l’Epargne, listées sur les Bourses BVMAC (Afrique centrale) et BRVM (Afrique de l’Ouest).
« Moody’s France vient d’attribuer à ces 2 émissions d’Inclusive Bonds, le label de « Social Bond » avec un score de qualité de durabilité de SQS2, équivalent au niveau Very Good ».
Enfin, nous rappelons que l’agence de notation Moody’s France vient d’attribuer à ces 2 émissions d’Inclusive Bonds, le label de « Social Bond » avec un score de qualité de durabilité de SQS2, équivalent au niveau Very Good. Cela en fait un produit financier pertinent, pour les investisseurs qui ont une stratégie d’impacts, basé sur les questions de développement durable
Agence Ecofin : Comment les TPE éligibles bénéficieront-elles concrètement des ressources mobilisées par le projet Inclusive Bonds ?
Fabrice Kom Tchuente : Durant plusieurs mois, nous avons une équipe de consultants qui a sillonné le Cameroun et la Côte d’Ivoire, à la rencontre des groupements et entrepreneurs des secteurs du commerce transfrontalier et de la transformation artisanale. Dans chacun des pays, ce sont environ 100 groupements rencontrés, par des visites de sites (commerces, usines de transformation) et l’organisation de Focus Group. Ces immersions sur le terrain ont pu être effectuées grâce au soutien des Ministères du Commerce et des PME. À la suite de ces rencontres, une sélection d’une quarantaine de groupements par pays a été faite, et grâce aux recommandations de ces derniers, environ 1000 projets (pour chaque pays) ont été pré-retenus. Les caractéristiques de chacun de ces projets ont été transmis aux émetteurs (IMF) afin qu’ils puissent finaliser les diligences nécessaires pour leur prise de décision finale.
Ainsi, la sélection des projets à financer est réalisée en amont de la levée de fonds. Ce qui permet de valider une taille de l’émission qui soit conforme au besoin de financement et par ailleurs, cela permet de déployer les fonds auprès des bénéficiaires dès la fin de la collecte des souscriptions. Les tailles d’émission prévues sont de 10 milliards FCFA pour chaque pays, à destination de 1000 bénéficiaires, soit un prêt moyen de 10 millions de FCFA par bénéficiaire.
« Les tailles d’émission prévues sont de 10 milliards FCFA pour chaque pays, à destination de 1000 bénéficiaires, soit un prêt moyen de 10 millions de FCFA par bénéficiaire. »
Encore une fois, l’objectif n’est pas de simplement leur octroyer un financement, mais plutôt de l’octroyer dans des conditions abordables. A savoir, avec un modèle de structuration leur permettant de rembourser sur un taux de sortie 2 fois plus bas que le taux de sortie habituel des IMF et avec une durée de prêt qui se situe entre 12 et 24 mois en moyenne, ce qui leur permet de réaliser leur investissement et non pas de se contenter de gérer leur BFR. Et enfin, la présence de Fonds de Garantie, permet aux bénéficiaires de n’avoir à apporter qu’une garantie (caution) partielle qui peut être financière ou simplement matérielle.
D’autre part, il est prévu durant toute la durée du prêt, une assistance/suivi technique des bénéficiaires par la tenue régulière de formations dans divers domaines tels que : la gestion financière, l’équilibre entre vie professionnelle et la vie familiale (notamment pour les femmes), le développement commercial, la prévention de l’environnement.
Agence Ecofin : Comment le projet Inclusive Bonds s’inscrit-il dans la création d’un écosystème financier inclusif pour les TPE et le secteur informel en Afrique ?
Fabrice Kom Tchuente : Il est essentiel de rappeler que cette stratégie de financement aboutit dans sa structuration sur des taux de sortie modérés pour les bénéficiaires, sans qu’il n’y ait de subvention, ni de bonification de taux. Ainsi, les garanties apportées par les institutions financières sont des garanties tarifées. Ceci permet, une fois les opérations-pilotes en cours finalisées et concluantes au Cameroun et en Côte d’Ivoire (on l’espère), de transposer le concept au sein d’autres pays africains.
« Ceci permet, une fois les opérations-pilotes en cours finalisées et concluantes au Cameroun et en Côte d’Ivoire, de transposer le concept au sein d’autres pays africains. »
L’expérience de ces 2 premières opérations-pilotes sera consignée au sein d’un rapport technique mettant bien en évidence les principales étapes, les points forts et les points d’amélioration dans l’implémentation du projet. Ce document-cadre qui verra la contribution et la validation de toutes les parties-prenantes du groupe de travail, servira de « Notice d’Information » pour l’implémentation du concept au sein d’autres pays ou régions.
Propos Recueillis par Idriss Linge