« Les producteurs ont bénéficié d’un repli de leurs charges, d’une baisse du prix des engrais associés à des disponibilités plus élevées et d’une baisse de coût de l’aliment, notamment le soja pour l’animal. Cette amélioration sur les charges n’a toutefois pas empêché une chute de la valeur ajoutée de la branche agricole, qui recule de 6,6% », commente Thierry Pouch, économiste et chercheur associé au Laboratoire Regards de l’Université de Reims Champagne Ardenne. Un recul significatif qui efface complètement les bénéfices des années 2022 et 2023.
Les chiffres du commerce extérieur viennent aussi jouer les troubles fêtes. L’excédent des échanges agroalimentaires français s’élève à 4,9 milliards d’euros, ce qui correspond à une baisse de près de 25% par rapport à 2023. Il faut remonter aux années quatre-vingt pour trouver un niveau d’excédent agroalimentaire inférieur. Cette contre-performance est le résultat d’une hausse des importations (+2 milliards d’euros, soit + 3%), bien supérieure à celle des exportations (+ 0,4 milliard d’euros, +1%). « En janvier 2025, uniquement pour ce premier mois de l’année, le déficit s’élève à 169 millions d’euros pour la première fois. Cela reste un point d’alerte, mais qui n’est pas forcément annonciateur des prochains mois et des résultats de l‘année 2025 », pointe Thierry Pouch.
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L’export au service de notre souveraineté alimentaire
Une période d’incertitude sur fond d’impératif écologique et de souveraineté alimentaire. Cette redoutable équation s’invite dans les débats depuis la guerre en Ukraine afin de réduire la dépendance de la France vis-à-vis des importations et, pour le monde agricole, prend la forme d’un ensemble de contraintes qui s’accumulent. « Nous restons déterminés à cultiver une agriculture à la fois nourricière, respectueuse de l’environnement et rentable mais comment faire ? Comment conduire la transition écologique de l’agriculture, tout en produisant plus tous les ans afin de garantir notre souveraineté alimentaire et tout en luttant contre les ravageurs et les aléas climatiques ? », s’interroge Quentin Le Guillous, agriculteur et secrétaire Général chez Jeunes Agriculteurs National depuis 2024.
Atteindre ces objectifs suppose d’ouvrir plusieurs grands chantiers. Le think tank The Shift Project, qui a publié en novembre 2024 un rapport qui a vocation à imaginer la transformation du système agricole français, met en avant différentes pistes pour construire un modèle durable, résilient et moins dépendant des importations. « Si on veut parler de souveraineté, il faut d’abord s’interroger sur les éléments dont nous avons besoin pour produire. Le pétrole, les engrais minéraux azotés de synthèse, fabriqués à partir de gaz fossile qui sont sources d’émission de gaz à effet de serre et viennent pour partie de Russie, sont massivement importés en Europe », explique Corentin Biardeau, l’un des coauteurs du rapport.
Cette recherche d’autonomie impliquerait une hausse importante des surfaces de légumineuses, que ce soit en culture principale ou en interculture. Un levier important dans les stratégies de décarbonation du secteur. « Les légumineuses n’ont pas besoin d’être fertilisées avec des engrais azotés car elles sont elle-même capables de capter l’azote de l’air pour le rendre disponible pour les plantes. Elles représentent également une source de protéines importantes pour nourrir les animaux, ce qui permettrait aussi de réduire les importations de soja », ajoute Corentin Biardeau.
Nouvelles habitudes
Parvenir à cet idéal implique une évolution longue, qui amplifie les risques économiques pris par l’agriculteur et nécessite le développement de filières rémunératrices. Pour faire face à l’insuffisance du revenu d’exploitation, Quentin Le Guillous – qui cultive blé tendre, blé dur, maïs, colza et orge sur 190 hectares de terre louées – a mis en pratique, comme de nombreux agriculteurs, divers moyens comme la diversification des cultures. Il espère aussi bien améliorer la résilience de ses terres et son système d’agriculture de conservation avec des couverts végétaux et des sols couverts toute l’année. « Tout cela impose un changement organisationnel de nos habitudes de travail. Je limite le travail du sol car le coût du travail et le carburant sont de plus en plus élevés », commente l’agriculteur, qui a débuté il y a deux ans la plantation des pois chiches.
La transition écologique et climatique du secteur va aussi dépendre d’options politiques et de priorités sociales qui doivent être débattues au niveau national. « Ce qui remonte du terrain, c’est le manque de clarification et de vision long terme », analyse Corentin Biardeau.
La consultation menée en 2024 par The Shift Project auprès de 7700 agriculteurs met en évidence le fait qu’une majorité d’entre eux sont inquiets pour la viabilité future de leur ferme. « Les questions de surcoût et de manque à gagner sont au cœur des enjeux. 87% des agriculteurs sont pourtant demandeurs de moyens pour mettre en œuvre cette transition. C’est dans leur intérêt de le faire ». The Shift Project en conclut qu’il faut repenser les politiques d’orientation de l’agriculture et clarifier les attentes vis-à-vis du monde agricole. « Il faut repenser les politiques structurantes et mettre en place des solutions, par des mécanismes de subventions et de mesures incitatives, pour pouvoir aider la jeune génération qui va faire des choix engageants sur plusieurs années, pour amorcer les changements nécessaires, l’achat de matériel et des machines agricoles qui utilisent des énergies renouvelables. Il faut aussi leur permettre d’orienter leurs pratiques sur le long terme, par exemple en diversifiant leurs productions avec des légumineuses », renchérit Corentin Biardeau.
Cap clair et cohérent
Une autre méthode serait de proposer un cap clair et de poursuivre la cohérence du cadre règlementaire en s’assurant de la coordination au niveau européen, afin d’éviter les concurrences déloyales. « Nous avons des objectifs contradictoires. Certains produits phytosanitaires sont par exemple interdits en France mais utilisés dans d’autres pays de l’Union européenne. On nous demande de produire plus sans nous proposer d’alternatives », s’agace Quentin Le Guillous, qui déplore par ailleurs des délais d’homologation imposés par l’Union européenne « bien trop longs : 10 ans contre 1,5 an en Amérique du Sud et 4 ans aux États-Unis » et l’enchevêtrement d’une quinzaine de réglementations différentes sur l’entretien d’une haie, les méthodes d’arrachage, les différentes coupes de taille possibles… « On s’y perd, donc les agriculteurs ne plantent pas de haies. Ils voient leurs outils de production entravés par des normes toujours plus restrictives ».
La politique agricole commune (PAC), qui est révisée tous les 6 ans, participerait à ce manque de clarté. « Le cadre de travail des agriculteurs est d’abord européen. La législation nationale intervient pour ajouter ou préciser les normes européennes, ce qui vient ajouter de la complexité. Toutes ces sur-réglementations sont à examiner filière par filière », estime Thierry Pouch. Annoncé à la suite de la crise agricole, le Gouvernement a notamment déposé au printemps un projet de loi d’orientation pour la souveraineté en matière agricole et le renouvellement des générations en agriculture. Ce texte, qui fait de la souveraineté alimentaire un objectif structurant des politiques publiques, a recueilli des avis très contrastés de la part des représentants du monde agricole. Certains le considèrent insuffisant au regard des défis actuels, qu’il s’agisse de la question des revenus des agriculteurs, de la transmission des exploitations ou des normes qui pèsent sur la profession.
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Au-delà de la PAC, l’Union européenne planche depuis 2019 sur la stratégie «de la ferme à la table» qui vise à mettre en place un système alimentaire plus durable dans l’UE, ce qui est essentiel pour la sécurité alimentaire à long terme. Cela nécessite de passer à des pratiques agricoles dont l’impact environnemental est moindre. « Le contexte a beaucoup changé, avec la pandémie et la guerre en Ukraine. Nous avons vu ressurgir la question de la souveraineté alimentaire, et donc en arrière-plan, la nécessité de produire en plus grande quantité », », commente Thierry Pouch. Le volet agricole du Pacte vert a même été mis en second plan alors qu’il était considéré comme une stratégie d’avenir. La stratégie de ce Pacte semblerait trop complexe.