Les bottes d’Isabelle Goa (57 ans) s’enfoncent dans la boue spongieuse des mangroves d’Oundjo. Penchée en avant, elle progresse lentement vers les vagues du Pacifique, qui viennent s’écraser au loin contre la côte rocheuse. Tous les quelques mètres, elle plonge un bâton dans la vase. Le ressac et le bruit de la terre humide la ramènent à son enfance, à l’époque où sa mère lui apprenait à attraper des crabes, des poissons et des coquillages pour le dîner.
“Les mangroves, c’est notre garde-manger, notre inépuisable potager”, se félicite-t-elle tout en marchant. “Mais regarde un peu ce désastre”, ajoute-t-elle d’emblée en désignant la boue rouge qui colle à ses bottes. Les broussailles se retirent pour faire place à une étendue brune, vaste comme dix terrains de football. “On appelle ça la zone morte. La terre est rougie par les minerais. Tous les arbres sont morts. Et tout ça, c’est à cause de cette machine meurtrière, là-bas un peu plus loin. C’est un monstre.”
Ce “monstre”, c’est l’usine métallurgique de la mine de nickel de Koniambo [dite mine KNS], dans le nord-ouest de la Nouvelle-Calédonie. De loin, elle évoque une cathédrale industrielle faite de tuyaux et de cheminées qui s’élève au-dessus des mangroves. Sortie de terre il y a onze ans au bord d’un lagon d’un bleu azur classé au patrimoine mondial de l’Unesco pour sa richesse corallienne, l’usine permet de traiter et d’exporter en un temps record des quantités gigantesques de nickel vers un marché mondial dont la faim est impossible à assouvir.
Après l’Indonésie, les Philippines et la Russie, la Nouvelle-Calédonie est le quatrième producteur mondial de nickel – une filière stratégique à l’heure de la transition verte. Selon l’Institut de relations internationales et stratégiques, la demande mondiale de nickel devrait augmenter de 75 % d’ici à 2040. Un boom dû à la transition énergétique, censée tourner la page des énergies fossiles et, par la même occasion, de la pollution massive qu’elles représentent et des violations des droits humains qu’elles favorisent.
Le leurre d’un modèle de croissance plus propre
Résistant à la corrosion et recyclable, le nickel est utilisé depuis longtemps dans la fabrication de l’acier inoxydable, mais c’est aussi un matériau clé pour l’industrie “verte”. Il constitue le “N” des batteries NMC (nickel-manganèse-cobalt) des voitures électriques. Les constructeurs automobiles européens et américains préfèrent pour l’instant les batteries NMC à la variante LFP sans nickel, car elles sont plus denses en énergie et donc plus compactes et plus rapides à charger.
Ce que le charbon fut au XIXe siècle, et le pétrole au XXe, le nickel, le cobalt, le lithium et les terres rares le sont au XXIe : les piliers de la révolution industrielle, la troisième. “Au cours des trente prochaines années, nous aurons besoin de plus de minerais que l’humanité n’a pu en extraire en soixante-dix mille ans”, écrivait en 2018 le journaliste Guillaume Pitron dans La Guerre des métaux rares. Le journaliste y démontre que la quête d’un modèle de croissance plus “propre” pourrait paradoxalement entraîner un impact écologique plus lourd encore que l’exploitation pétrolière.
De nombreux militants écologistes et acteurs de l’industrie voient dans la Nouvelle-Calédonie, véritable île au trésor, une préfiguration des conséquences dévastatrices pour la nature et pour l’homme de la ruée vers les métaux dits “moins rares”, comme le nicke