Professeure d’histoire contemporaine à l’Université Bordeaux Montaigne, Corinne Marache y codirige le Centre d’études des mondes moderne et contemporain. Spécialiste de l’histoire du monde rural, elle cosigne le premier tome d’un ouvrage collectif, « La nature en révolution -Une histoire environnementale de la France » (Éditions La Découverte). Il couvre un siècle de changements, entre 1780 et 1870. Contrairement aux idées reçues, l’agriculture n’est pas oubliée par la modernité à cette époque. Entretien.
Corinne Marache.
C. M.
En référence aux débats d’actualité sur la souveraineté alimentaire, le souci d’accroître les rendements agricoles est-il présent dès le XIXe siècle ?
Dès la Révolution, l’environnement et l’agriculture sont au cœur des débats. Après les guerres napoléoniennes, on mène de vastes enquêtes pour connaître l’état économique réel du pays. C’est vrai pour le monde agricole. Les pouvoirs publics encouragent fortement l’élevage. Il doit satisfaire les besoins en viande des populations urbaines qui ne cessent de gonfler. Paris passe de 500 000 à deux millions d’habitants entre le début et la fin du siècle. Les gouvernements encouragent également le développement de cultures commerciales telles que la vigne, la sylviculture et le tabac. Les notables locaux sont les relais de cette politique du progrès contre l’archaïsme, des termes que l’on retrouve dans les sources de l’époque.
Y a-t-il encore la peur des disettes ou des famines ?
Il n’y a plus de famine en France au XIXe siècle. Il y a encore quelques épisodes de disette dans la première moitié du siècle, en 1846 et 1847 notamment. Ce n’est pas cette peur qui incite à accroître les rendements, c’est plutôt l’impératif d’approvisionner une population plus nombreuse dont une part croissante, dans les villes, est déconnectée de la terre et n’a plus ni volaille ni potager à sa disposition. Au début du XIXe, 85 % des Français vivent dans les campagnes et même les non-agriculteurs ont un lopin de terre ou un jardin à cultiver. C’est de moins en moins vrai au fil du temps.
« La crainte des pollutions apparaît dans les années 1860, à cause de la production de déchets ultimes par l’industrie, mêlés aux boues urbaines »
Quelle place est attribuée aux engrais et à la chimie dans l’essor agricole du XIXe ?
On note une augmentation très importante de l’usage des boues urbaines, les déchets produits par les villes qui vont fertiliser les campagnes alentour. On pense aux ceintures maraîchères mais le transfert va parfois bien au-delà grâce au transport ferroviaire. Les boues urbaines de Bordeaux sont acheminées jusque dans les Landes, par exemple. La crainte des pollutions apparaît dans les années 1860, à cause de la production de déchets ultimes par l’industrie, mêlés à ces boues. Dans le même temps, on découvre de nouveaux engrais plus riches qui vont servir de substituts.
Lesquels ?
Le premier, c’est le guano, un engrais naturel qui résulte de l’accumulation des fientes d’oiseaux sur les côtes du Pérou et du Chili. C’est bien le signe que, dès le XIXe siècle, l’agriculture est mondialisée. Des petits paysans de Charente-Maritime, de Gironde ou du Périgord utilisent ainsi du guano qui arrive de l’autre côté de la planète. Il rencontre un succès incroyable dans les années 1840-1860. Il est importé par millions de tonnes. Les gisements s’épuisent en trente ans, ce qui illustre déjà des déséquilibres majeurs d’un continent à l’autre, avec des continents prédateurs de ressources lointaines. Le guano crée des habitudes de consommation et, quand il s’épuise, on se met à importer du nitrate de soude, toujours depuis le Pérou et le Chili. À partir de 1860-1870, on fait aussi venir du phosphate de Floride et du Maghreb. Plus localement, on exploite les potasses d’Alsace. Ceci marque la bascule des engrais constitués de déjections animales vers des engrais extraits du sol et transformés – c’est le début des superphosphates, des os calcinés mélangés à de l’acide.
Est-ce qu’on se soucie de l’épuisement des sols ?
Oui, dès la fin du XVIIIe siècle, le spectre de l’épuisement des sols revient souvent dans le débat public, pour la métropole comme pour les espaces coloniaux. La science du sol se développe au XIXe siècle pour le conjurer, je pense notamment à des chercheurs comme le chimiste allemand Justus von Liebig. Ces travaux vont notamment aboutir à la mise au point des engrais NPK (phosphore, azote, potassium).
Que pense-t-on à l’époque des animaux considérés comme « nuisibles » ?
Au XVIIIe et au XIXe, on se met à catégoriser les espèces et donc les nuisibles : les insectes et les champignons qui mettent les cultures en danger, les oiseaux granivores, les rapaces qui prélèvent des lapins et des volailles, les loups, les renards… La lutte devient chimique. On utilise de l’eau de chaux et de la poudre de pyrèthre mais aussi des produits à base d’arsenic à partir de la moitié du XIXe siècle. Les épiciers et les quincailliers des villages et des petites villes jouent un rôle important de diffusion et de conseil. À ce moment-là, on n’a aucune conscience des problèmes que de tels usages entraînent. Ils seront bien plus considérables à partir de la seconde moitié du XXe siècle, qui reste bien synonyme d’accélération sans précédent des pollutions et des perturbations du sol.
L’École nationale des eaux et forêts est créée en 1824, ce qui atteste la volonté d’introduire un savoir gestionnaire et technique »
La surface forestière atteint un point bas au milieu du XIXe siècle. Est-ce un sujet qui inquiète ?
C’est l’un des débats prégnants de l’époque révolutionnaire. Les politiques de reboisement démarrent dans les années 1820. L’École nationale des eaux et forêts est créée en 1824, ce qui atteste la volonté d’introduire un savoir gestionnaire et technique. Le couvert forestier restant en net recul, on observe de graves inondations dans les années 1850, notamment autour du mont Aigoual (sud du Massif central, NDLR) et en aval. Elles mettent en péril les vallées et leurs industries. Une première loi de reboisement intervient en 1860 et vise les pentes des montagnes. Plus localement, dans le Sud-Ouest, intervient la loi de 1857 sur l’assainissement et la mise en culture des Landes de Gascogne. Elle conduit à la plantation de la forêt landaise que nous connaissons aujourd’hui. Jusqu’à nos jours, le couvert forestier progresse mais on ne parle plus de la même forêt. Elle est cultivée et elle est souvent mono essence, ce qui pose d’autres problèmes en termes de biodiversité.