Ces jours-ci, en vérifiant mes relevés bancaires, j’ai réalisé que le coût de mes abonnements aux grands modèles de langage (GPT) dépasse désormais mes frais télécoms et rivalise avec ceux des services de streaming de toute la famille. C’est allé vite, on le dit tellement que ça en devient ridicule, une façon d’excuser nos erreurs de jugement sans doute. Et je dois en confesser une belle.
J’ai cru au mouvement pendulaire comme invariant cinétique de la tech. Usages professionnels ou personnels, BtoB ou BtoC, pour l’innovation et les environnements de diffusion des applications : le logiciel avançait toujours en godille pour dévorer le monde. Dans les années 90, les entreprises fournissaient l’équipement informatique, la connexion et ses applications qui changeaient nos vies. Puis le web et ses « dotcoms » ont changé la donne. Face à Facebook (2004), les intranets d’entreprise ne pouvaient plus rivaliser. Avec l’iPhone en 2007 et ses nouveaux modèles chaque année depuis, les particuliers devenaient mieux équipés. Les organisations contraintes par des cycles d’investissement plus longs ne pouvaient plus suivre, le « bring your own device » s’imposait, le BtoC triomphait, et même Amazon et Google, champions du grand public, devenaient des partenaires IT majeurs des sociétés de toute taille.
Mon erreur ? Croire que seules les entreprises pourraient nous offrir un environnement tirant parti des avancées coûteuses du deep learning comme dans le premier cycle d’équipement informatique. Bill Gates lui-même a déclaré avoir dans sa vie « assisté à deux démonstrations qui l’ont vraiment stupéfait, GUI et ChatGPT ». L’interface graphique, donc, popularisée des années 1970 à 1990 par la bureautique, et la création d’OpenAI cinquante ans plus tard. Alors que ChatGPT annonce 400 millions d’utilisateurs hebdomadaires, soit un tiers de plus qu’il y a seulement deux mois, et que plus des trois quarts de tous les étudiants sont désormais des utilisateurs assidus, comment imaginer qu’en entreprise les statistiques soient fondamentalement différentes ?
Vance contre l’Europe
Bien au-delà des usages purement personnels, les entreprises se voient dorénavant submergées par le « bring your own AI ». Un nouveau modèle a donc émergé, dépassant l’alternance usages « pro/perso ». La tech a pris le pouvoir, elle n’a plus à s’affirmer puisqu’elle contrôle tout. Délivré de cette méprise et l’effet de sidération devant la violence des propos tenus, j’entends différemment le discours du vice-président américain JD Vance à Munich le 14 février. Reçu comme un « mépris impérial et sentencieux » envers l’Europe, je crois que ce capital-risqueur, qui a exactement le même âge que Mark Zuckerberg, est venu nous rappeler haut et fort les CGU des services numériques que nous acceptons aveuglément depuis vingt ans. La liberté d’expression défendue par Trump, Musk et Vance ne serait finalement que celle inscrite dans les conditions générales des plateformes – ni plus, ni moins.
Et en tirant ces deux fils, la tech est désormais partout et le plan du nouvel exécutif américain est de nous imposer sa mainmise. De nouvelles marges de manœuvre apparaissent. D’abord, dans ce nouveau paradigme, prenons conscience que le déploiement fulgurant des technologies d’intelligence artificielle générative nivelle les écarts d’usage entre pays. Ensuite, sur le plan industriel, les barrières à l’entrée s’abaissent, comme l’ont prouvé DeepSeek face aux modèles américains et plus tôt la situation du pionnier Google mis en difficulté par OpenAI.
Plus surprenant, loin des discours conservateurs et réactionnaires du moment, les grands modèles de langage montrent une modération que certains de leurs créateurs n’ont pas. Grok, le LLM de xAI, s’avère plus nuancé qu’Elon Musk : en novembre, il estimait, après étude des programmes, Kamala Harris meilleure présidente potentielle que Donald Trump ; en février 2025, il gardait sa neutralité sur les élections allemandes.
Ces biais – souvent progressistes – seront bientôt confrontés à la prochaine évolution de cette technologie : le raisonnement, dernière étape avant l’IA générale. Si une machine pense mieux que nous, nous pouvons en toute logique espérer qu’elle se rapprochera davantage de Confucius, Aristote, Camus ou Einstein que des influenceurs en cours sur les réseaux sociaux. Autant l’avis de Musk en matière politique ne m’intéresse pas, autant je peux le croire sincère dans son ambition d’ingénieur d’une IA qui penserait mieux que nous tous, et donc que lui.
Quand l’UE inspire les US
Entre les États-Unis et la Chine, n’abandonnons pas en Europe notre volonté de contrôler la technologie. Ne boudons pas notre fierté de savoir légiférer et réglementer mieux que les autres. Je vous vois sourire et je sais qu’après l’AI Summit à Paris, nous partageons tous l’impératif d’innovation et la priorité à lui donner. Notons seulement qu’en janvier 2025 à Davos, Donald Trump assimilait les réglementations européennes à une taxation des entreprises américaines et recevons-le comme un compliment de sa part. En février, l’AI Act européen, en vigueur depuis août 2024, commence à interdire les systèmes à risques inacceptables. Si les États-Unis n’ont pas d’équivalent fédéral, une douzaine d’États, dont la Californie, cherchent à s’en inspirer. Le Colorado a même adopté une loi similaire récemment.
D’ailleurs, pourquoi choisir entre démocratie et technologie ? Osons la nuance et la confiance, il existe une voie. Comme l’a dit Mario Draghi au Parlement européen le 18 février : « Nous devons être optimistes. (…) Notre tradition de liberté académique et l’absence d’orientation culturelle dans le financement public pourraient devenir nos avantages comparatifs. » Il ne s’agit pas seulement de se souvenir ce qui a fait la grandeur de l’Europe mais aussi de rappeler pourquoi la Silicon Valley est en Californie.
L’histoire s’accélère mais elle est loin d’être finie, il n’existe de pire moment pour se décourager. Comme le disent les Anglo-Saxons, on peut apercevoir dans un ciel orageux le silver lining, le contour argenté du soleil sur les nuages.